Entretiens avec François Moisan & Daniel Clément / Direction scientifique, ADEME
L’objectif de ne pas dépasser une augmentation de 2°C à la fin du siècle impose de diviser par deux le niveau mondial des émissions de gaz à effet de serre, avec un effort particulier pour les pays développés. Quels sont les principaux leviers identifiés?
François Moisan. Il y en a principalement trois : une répartition différente des différentes sources d’énergie dans le mix énergétique ; une meilleure efficacité dans l’utilisation de ces sources ; et enfin le captage et le stockage du CO2 après combustion.
Pour vous en donner une idée plus précise, selon les chiffres du scénario Blue Map de l’Agence internationale de l’énergie (AIE), les émissions mondiales de CO2 étaient de 28 milliards de tonnes en 2005, un chiffre qu’il faudrait faire tomber à 14 milliards à l’horizon 2050. Sachant que, en continuant au rythme actuel, on passerait à 60 milliards de tonnes. L’AIE propose de répartir ainsi l’effort nécessaire : 38% par l’efficacité énergétique (réduction de la consommation d’énergie dans les transports, le bâtiment, les centrales électriques, etc.) ; 17% grâce aux énergies renouvelables ; 6% grâce au nucléaire, 19% grâce au captage et au stockage du CO2, et 20% via d’autres dispositifs. Ce ne sont que des estimations globales, mais elles reflètent les connaissances actuelles et les projections qu’on peut en tirer.
Daniel Clément. De notre point de vue, l’efficacité énergétique est clairement la première priorité car elle permet de réduire les consommations de façon considérable à un coût relativement faible. Le développement des énergies renouvelables constitue la seconde priorité. Enfin le captage et le stockage du CO2 reste une option intéressante qui peut faire partie de la panoplie des réponses.
Concentrons-nous sur l’efficacité énergétique. Où sont les sources d’économies ?
Daniel Clément. Dans la plupart des pays développés les deux premiers émetteurs de CO2 sont les transports et le bâtiment. En France par exemple, sur un total national de 374 millions de tonnes CO2 chaque année, les transports émettent 130 millions de tonnes, et le secteur résidentiel et tertiaire 88 millions.
Mais, dans ces secteurs, les consommations d’énergie sont diffuses. Dans l’industrie, les consommations sont plus concentrées, du moins dans des secteurs gros consommateurs comme l’acier, le ciment, le verre. Les industriels de ces secteurs sont très sensibles aux prix de l’énergie, et en Europe ils sont de surcroît soumis à des quotas d’émissions. Ils ont donc un intérêt particulier à réduire leur consommation.
On comprend cependant que l’essentiel de l’effort doit porter sur des pratiques fondamentales : se déplacer, se loger… et il est difficile d’imaginer que tout le monde acceptera de baisser le chauffage à 17°C. Sur quels leviers jouer ?
On comprend cependant que l’essentiel de l’effort doit porter sur des pratiques fondamentales : se déplacer, se loger… et il est difficile d’imaginer que tout le monde acceptera de baisser le chauffage à 17°C. Sur quels leviers jouer ?
François Moisan. Ils sont nombreux, et fort heureusement l’enjeu n’est pas de culpabiliser nos concitoyens mais bien plutôt de dégager des solutions collectives. Prenons l’exemple des transports. En gros, il y a trois axes d’action : l’amélioration du véhicule, le développement de carburants moins carbonés que ceux issus du pétrole, et enfin les évolutions organisationnelles en termes de mobilité.
Pour améliorer l’efficacité énergétique des véhicules, les progrès passent à la fois par des ruptures technologiques et par des évolutions incrémentales. Parmi ces dernières on peut citer la réduction des résistances au roulement et aux frottements, dans la lignée des progrès réalisés en matière de pneumatique et de traînée aérodynamique. Pour les ruptures technologiques, cela va de l’emploi de nouveaux matériaux, qui permettent d’alléger les véhicules au développement de véhicules électriques légers à usage urbain. Alors qu’une grosse berline électrique consomme 30 kWh aux 100 km, un véhicule électrique léger de ville comme ceux récemment développés par Peugeot et Renault ne dépasse pas 8,5 kWh. On peut y voir la préfiguration de la « deuxième voiture » de demain : des tricycles ou quadricycles à moteur électrique, légers, peu consommateurs et maniables, parfaitement adaptés à un usage urbain et – nous y reviendrons – partagés avec d’autres utilisateurs.
Pour les trajets demandant une plus grande autonomie, des véhicules hybrides, ou fonctionnant à l’hydrogène, pourraient atteindre des niveaux d’autonomie compris entre 500 et 800 km. Cela suppose que des progrès considérables soient faits en matière de stockage embarqué de l’électricité ou de l’hydrogène… et de production de ces deux vecteurs énergétiques avec des sources non carbonées. Plus généralement, il ne faut pas se dissimuler que les solutions qui émergent aujourd’hui posent des nouveaux problèmes, comme le recyclage des batteries par exemple.
Enfin, les biocarburants de 1ère et 2e génération produits avec de bons bilans environnementaux pourront se substituer partiellement au carburants pétroliers. Il faut savoir que ces biocarburants sont mélangés à l’essence et au diesel. Un enjeu essentiel est donc la proportion de biocarburants que l’on peut introduire, et sur ce point on fait en ce moment des progrès sensibles. Le facteur limitant sera celui de la disponibilité de la ressource et le cycle de vie des biocarburants notamment au regard du CO2 .
En matière de transports, la révolution des usages est-elle engagée ?
François Moisan. Les choses bougent, et elles bougent très vite : il ne faut pas sous-estimer, en effet, l’émergence des services de mobilité. On en a vu un bon exemple avec le succès des vélos en libre service et les dispositifs de covoiturage, et il faudra observer attentivement le devenir des services de partage de voiture. L’offre de transports collectifs est elle aussi décisive.
Nous évoquions la fameuse « deuxième voiture » : plutôt qu’un bien, dont la possession entraîne un certain type d’usage, ne pourrait-on pas y voir un service ? On pourrait ainsi voir se développer des parcs automobiles achetés par des centrales d’achats et mis à la disposition du public (sur des modèles variables : mutualiste, marchand, municipal subventionné)… avec des effets de bords qui ne sont pas négligeables : usage moins systématique, mais aussi véhicules plus performants, car ils ne seront pas surchargés d’options. En outre, ces véhicules en partage sont plus facilement électrifiables puisque la question de leur recharge est résolue d’emblée grâce aux emplacements de parking dédiés.
Les transports ne relèvent pas simplement de choix ou d’arbitrages individuels. Il y a des réflexions à développer sur la réduction des déplacements contraints, les possibilités offertes par le télétravail, l’approvisionnement en marchandises selon de nouveaux modèles comme les services de proximité. En dernier ressort, c’est d’urbanisme qu’il est question.
Cela nous amène à la question des bâtiments, qui semble moins facile à traiter.
Daniel Clément. Elle pose en effet un problème du simple fait du parc existant, qui à la différence des voitures ne se renouvelle pas tous les dix ans. Dans les pays développés, par exemple, les deux tiers des bâtiments qui existeront en 2050 sont d’ores et déjà construits. Mais il ne faut pas minimiser l’impact des constructions nouvelles. La basse consommation tend à devenir la norme. Et les technologies disponibles permettent déjà de réaliser des bâtiments neufs à énergie positive avec un surcoût relativement faible, et qui ira décroissant avec l’apprentissage. Les immeubles de bureaux, notamment, devraient évoluer rapidement.
La production de chaleur d’origine renouvelable représente un potentiel très important, notamment avec l’énergie solaire pour la production d’eau chaude sanitaire, mais aussi le chauffage des locaux par des dispositifs actifs (capteurs et stockage) ou passifs (mis en jeu par la conception des constructions).
Le développement de chaudières à bois au rendement très performant et aux émissions très réduites est un autre domaine prometteur, aussi bien pour les chaudières industrielles ou collectives que celles des particuliers, pour lesquelles la réduction d’émission de polluants doit encore être l’objet d’améliorations.
Enfin, à l’échelle du quartier ou pour des bâtiments d’une certaine taille, la géothermie représente une option. La géothermie basse température utilise des échangeurs proches de la surface ou des nappes à faible profondeur (moins de 100 m) et des pompes à chaleur pour remonter la température d’un fluide (air ou eau) à un niveau permettant d’assurer la fonction de chauffage.
Mais la réhabilitation du bâti existant est le premier défi aujourd’hui. L’isolation par l’extérieur constitue la principale option pour parvenir à une efficacité énergétique de haut niveau mais elle n’est pas toujours applicable dans les bâtiments anciens.
Quels sont les obstacles ?
Daniel Clément. A court terme le premier défi est la structuration de la filière du bâtiment afin d’améliorer les compétences des professionnels. Plus largement, il s’agit de lever les contraintes d’organisation d’une filière qui associe encore trop faiblement le continuum produits – filières – main d’œuvre dans les démarches de conception de produits et services.
Il y a aussi des verrous techniques à lever : l’intégration des briques technologiques nécessaire à la réhabilitation des bâtiments (enveloppe multifonctionnelle, isolation extérieure et isolation intérieure en couche mince), les systèmes de production d’énergie (pompes à chaleur, chaudière bois, systèmes de cogénération).
Quid des comportements ?
François Moisan. Comme vous le notiez vous-même, on n’imagine pas de demander au gens de mettre le chauffage à 17 pour sauver la planète. Mais en revanche on peut jouer sur les comportements d’une façon plus fine. Personne ne renâcle à utiliser l’escalier pour descendre un seul étage… mais encore faut-il que l’architecte ait pensé à prévoir un escalier convivial, et facile à trouver ! Les comportements plus économes en énergie ne sont pas seulement une question d’apprentissage et de responsabilisation, mais aussi d’aménagement des espaces, d’incitations, d’opportunités. On observe que ce qui fonctionne le mieux pour impacter les comportements, ce ne sont pas les règles générales, mais les règles locales.
Il y a aussi des réflexions à mener sur le partage et la mutualisation d’équipements, des réflexes qui ne vont pas de soi mais qui offrent des pistes très sérieuses. Prenons l’exemple de la consommation d’énergie. Avec les contraintes que nous évoquions, dans les quartiers anciens raisonner à l’échelle du bâtiment ne permet souvent que des progrès modestes, qui pour un investissement relativement élevé ne fera baisser la consommation que de 10 ou 15%. En revanche on peut développer des solutions innovantes en raisonnant à l’échelle de l’îlot, du micro-quartier. L’un des problèmes posés par la consommation d’énergie, notamment électrique, ce sont les pics de consommation, qui obligent à mobiliser des sources d’énergie carbonée. Il est crucial de travailler à lisser ces pics, et dans cette perspective la présence d’un bâtiment à énergie positive peut compenser la présence d’édifices plus anciens. Sur cette base, on peut en outre travailler à améliorer la gestion locale de l’électricité, en valorisant au maximum ce qui est produit sur place, en usant de courant continu afin de réduire les pertes, voire en stockant sur le site à l’aide de volants d’inertie ou d’autres dispositifs de stockage…
L’une des pistes est le recours aux « smart grids », qui permettent d’optimiser la consommation. Ne serait-ce pas une alternative plus simple à mettre en œuvre ?
Daniel Clément. L’une n’exclut pas l’autre, et les réseaux intelligents peuvent évidemment se déployer à l’échelle du quartier. A ce titre il y a d’immenses possibilités, encore peu exploitées. Par exemple, les réseaux intelligents devraient permettre à terme de mieux intégrer l’électricité produite localement à partir de sources intermittentes (solaire, éolien). Autre exemple, pour lisser les pics dont nous parlions, une solution est l’effacement : on arrête le chauffage un quart d’heure en période de pointe. Sans effet sensible sur la température des appartements, mais avec un effet significatif sur la consommation d’ensemble. De la même façon, on peut imaginer des instruments pour lancer les machines à laver au moment où l’électricité est la moins carbonée.
François Moisan. Pour continuer à parler de comportements, il faut noter que ces instruments peuvent susciter des résistances. On le voit avec les compteurs intelligents, qui peuvent être ressentis comme une intrusion. Il s’agit de l’habitat : d’un espace privé, que l’on ne peut gérer comme on le ferait d’un espace public. Parmi les problèmes qui sont apparus, il y a le souci des données privées, il y a là un enjeu que l’on ne peut ignorer. D’une façon générale il apparaît clair que tout cela ne fonctionnera pas si l’on ne peut mettre dans la balance les bénéfices pour les consommateurs, comme une baisse des factures d’électricité significative, de 10 ou 15% par exemple. Mais on observera que les producteurs d’électricité ont un intérêt évident à faire un effort, puisque la gestion des pics représente à la fois un surcoût et une élévation des risques.
En somme, il faudrait travailler à élaborer des modèles économiques.
François Moisan. Oui, et sur ce point beaucoup reste à faire. Mais il y a des expérimentations en cours qui sont très intéressantes. Prenons l’exemple de Nice. Le contexte est particulier, avec une fragilité de l’approvisionnement électrique (une seule ligne à haute tension) et, comme souvent dans les villes du sud, un choix massif du chauffage électrique, qui aboutit à de fortes hausses lors des rares grands froids hivernaux. Ce qui s’expérimente là-bas, c’est un nouveau métier, pratiqué par Veolia : agrégateur d’effacement. Les clients, ce sont de gros consommateurs tertiaires ; l’enjeu est d’agréger leurs effacements pour créer de la valeur. Plus les clients sont nombreux, plus il est facile de valoriser leurs efforts auprès des fournisseurs d’électricité. Un autre projet intéressant sur l’agglomération est mené par ERDF, EDF et Alstom : il s’agit d’un réseau intelligent qui vise à optimiser l’utilisation de la production locale générée par des installations photovoltaïques intégrées au bâti de logements et d’entreprises commerciales.
François Moisan. Oui, et sur ce point beaucoup reste à faire. Mais il y a des expérimentations en cours qui sont très intéressantes. Prenons l’exemple de Nice. Le contexte est particulier, avec une fragilité de l’approvisionnement électrique (une seule ligne à haute tension) et, comme souvent dans les villes du sud, un choix massif du chauffage électrique, qui aboutit à de fortes hausses lors des rares grands froids hivernaux. Ce qui s’expérimente là-bas, c’est un nouveau métier, pratiqué par Veolia : agrégateur d’effacement. Les clients, ce sont de gros consommateurs tertiaires ; l’enjeu est d’agréger leurs effacements pour créer de la valeur. Plus les clients sont nombreux, plus il est facile de valoriser leurs efforts auprès des fournisseurs d’électricité. Un autre projet intéressant sur l’agglomération est mené par ERDF, EDF et Alstom : il s’agit d’un réseau intelligent qui vise à optimiser l’utilisation de la production locale générée par des installations photovoltaïques intégrées au bâti de logements et d’entreprises commerciales.
D’une façon générale la mutualisation offre de bonnes solutions. Aux Etats-Unis on voit se multiplier des expériences de « consommation collaborative », et en 2010 le magazine Time en a fait l’une des dix idées qui vont changer le monde. Il y a dans les usages et les pratiques des espaces d’innovation dont on commence tout juste à repérer la valeur.
Source : ParisTech Review
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