jeudi 5 mai 2011

Une "seconde vie" pour les batteries : les acteurs ne sont pas tous convaincus

La réutilisation des batteries automobiles pour des usages stationnaires présente un intérêt certain pour les constructeurs automobiles car ils pourraient tirer de ces batteries une valeur résiduelle à définir et ainsi alléger le coût global des véhicules électriques (cf. notre autre article [1]). Cependant, cela ne représente-t-il pas une opportunité également pour les compagnies d'électricité ?

D'après Brett Williams et Timothy Lipman [2], 85.000 packs de batteries "standard" de véhicules hybrides rechargeables auraient permis à CAISO (l'opérateur des réseaux électriques californiens) d'assurer la régulation du réseau, sur la période 2006-2008. Il y aura bientôt suffisamment de batteries "dans leur seconde vie" utilisables à cet effet : l'offre en véhicules électriques aux Etats-Unis devrait atteindre 368.000/an à l'horizon 2015 (cf. graphique ci-dessous).

De plus, les packs de batteries des véhicules seront certainement de plus large capacité que ce qui a été pris en compte par Williams et Lipman dans leur évaluation (6 kWh), même pour les véhicules hybrides rechargeables [3]. En effet les constructeurs sont prudents et sur-dimensionnent les batteries pour que la diminution de capacité soit quasi-invisible pour l'utilisateur, tant qu'elles sont sous garantie [4].

Le Transportation Sustainability Research Center de Berkeley (TSRC), dont Brett Williams et Timothy Lipman sont membres, est l'une des entités de recherche qui va coopérer avec le National Renewable Energy Laboratory (NREL) sur la seconde vie des batteries [5]. Le TSRC a par ailleurs organisé début mars un atelier de travail [6] qui rassemblait les acteurs intéressés par le sujet comme l'Electric Power Research Institue (EPRI), un centre de recherche indépendant à but non lucratif qui effectue des projets de recherche et de démonstration pour les compagnies d'électricité qui le financent [7]. Lors de cette rencontre, Haresh Kamath, responsable de programme sur les matériaux avancés et l'innovation technologique de l'EPRI, a exposé ses réflexions sur ce sujet.

Le point de vue des compagnies d'électricité

=> A quoi les batteries pourront-elles servir ?

Kamath a d'abord rappelé qu'aujourd'hui, plus de 99% des capacités mondiales de stockage électrique installées sur les réseaux sont des systèmes hydrauliques (127 GW). Le reste est constitué par du stockage à air comprimé (440 MW) puis des batteries électrochimiques (401 MW). Parmi celles-ci, les batteries au lithium représentent 20 MW.

Pour l'EPRI, les emplacements et les applications envisageables pour des batteries automobiles sont les suivants:
- Les services auxiliaires (réglages de fréquence et de tension) : Les batteries pourraient être installées sur des camions pour que le service soit modulaire et déplacé en fonction des besoins prévisionnels.
- Le stockage distribué : placé au niveau du réseau basse ou moyenne tension, proche d'une centrale photovoltaïque ou au niveau d'un poste source pour une petite dizaine de maisons par exemple. Pour un service de 25 kW pendant 2 heures, trois packs de batteries de Chevrolet Volt pourraient être utilisés.
- Le stockage résidentiel ou commercial : dans ce cas, un pack 16 kWh pourrait par exemple fournir de 4 heures à 4 kW et il n'y aurait pas besoin d'assembler de batteries ayant servi dans différents véhicules.

Une utilisation pour un stockage de grande capacité est techniquement possible mais semble peu probable ; pour une petite unité (1 MW pendant 4 heures) il faudrait déjà 250 packs de batteries de 16 kWh!

Du point de vue économique, il n'est intéressant d'utiliser des batteries que si elles participent à plusieurs services à la fois. Ainsi, un pack de 16 kWh pourrait rapporter $13.000 s'il contribue aux services systèmes, au soutien en tension et en inertie au réseau, à l'amélioration de la qualité du courant et la fiabilité de l'alimentation, tout en permettant le report de la modernisation des réseaux de distribution et de transmission. Les hypothèses sous-jacentes pour parvenir à ce résultat (ex: durée d'exploitation considérée) n'ont pas été détaillées.

=> Coût d'installation

Une batterie ne peut être exploitée seule dans un réseau, c'est pourquoi le prix du stockage électrique n'est pas égal au prix de la batterie mais environ trois fois plus cher. Tout d'abord, un système de gestion de la puissance (power conditioning system) doit être utilisé pour effectuer la conversion AC/DC, contrôler l'état de charge, gérer la gestion de puissance réactive et l'insertion sur le réseau. De plus, des éléments annexes (balance of plant) doivent être ajoutés, comme un système d'acquisition et de contrôle des données, un système de gestion thermique et une enveloppe structurelle. Il faut également prendre en compte les coûts d'acheminement et d'installation.

Dans le cas de batteries de seconde main, Haresh Kamath souligne l'existence de frais supplémentaires incompressibles pour reconditionner la batterie d'un usage vers l'autre, plus les frais généraux (overheads). L'ensemble de ces coûts doit être inférieur à la valorisation attendue pour que l'installation de batteries soit rentable.

=> Un modèle d'affaire rentable semble difficile à établir

Kamath montre que même dans un scénario simplifié faisant abstraction d'obstacles majeurs, comme la compétition avec d'autres solutions (ex: technologies de stockage différentes, centrales de pointes, demand response [8]) ou l'incertitude sur la qualité du service par des batteries usagées, il n'est pour l'instant pas intéressant financièrement d'utiliser des batteries de seconde main. En effet, il serait plus avantageux d'utiliser des batteries au lithium neuves à cause de la réduction de prix attendue pour les prochaines années. D'après l'EPRI, un pack de 20 kWh neuf coûte $10,000 en 2011 tandis qu'un pack neuf vaudra $6,000 en 2015 et $5,000 en 2020. Ainsi en 2019, lorsque les première batteries de seconde main feront leur apparition après 8 ans d'utilisation dans un véhicule électrique, une compagnie d'électricité pourra se procurer une batterie neuve de 20 kWh à $5,250.

Puisqu'une batterie usagée nécessite un reconditionnement à $2250 et qu'elle aura de plus perdu 80% de sa capacité, la conclusion de cette étude est que la batterie de seconde main doit être fournie gratuitement pour que les clients commencent à envisager de l'utiliser.

=> L'incertitude sur la performance et la durée de vie

D'après Kamath, deux questions majeures étudiées par les compagnies d'électricité en tant que potentiels utilisateurs des batteries durant leur seconde vie sont celle des performances et de la durée de vie résiduelle.

Le NREL travaille à l'amélioration des modèles de vieillissement des batteries [9]. Quelques exemples :
- Le laboratoire a mis en place un modèle empirique permettant de tenir compte à la fois du vieillissement dû au temps de fonctionnement et au vieillissement dû au nombre de cycles effectués par la batterie.
- Des études ont comparé les modes de dégradations différents selon la température et l'ensoleillement de différents endroits. Ainsi à Phoenix où il fait en moyenne 27°C, une batterie peut perdre 20% de capacité en deux fois moins de temps qu'à Minneapolis où la température moyenne est de 10°C.
- Le mode de chargement influence également la durée de vie de la batterie; des cycles fréquents de décharge profonde peuvent par exemple mener à des défaillances précoces [10].

Malgré ces modèles, certains phénomènes de vieillissement restent relativement mal connus et de nombreuses incertitudes demeurent quand à la durée de vie que l'on peut attendre d'une batterie, même lorsque l'on connaît son "histoire".

Finalement, il apparaît que les compagnies d'électricité n'ont pas d'intérêt clair à utiliser des batteries des véhicules électriques car le modèle de valorisation n'est pour l'instant pas assuré. De plus, l'incertitude sur la durée de vie et les performances sont des points noirs auxquels les acteurs du secteur de l'électricité, sommés d'assurer un approvisionnement constant et de qualité, seront particulièrement sensibles. Enfin, d'autres obstacles au développement des marchés de seconde main sont à relever.

Les barrières au développement des marchés d'occasion

Comme nous le soulignions dans un précédent article [1], l'asymétrie d'information existant entre le premier et le second usager d'un objet est un frein au développement des marchés d'occasion. Dans la transaction, le client se demandera toujours les raisons qui poussent le vendeur à se défaire de l'objet. L'introduction de garanties de la part du vendeur ou de labels délivrés par un tiers "neutre" pourrait compenser le manque d'information. Cependant, si cela rassure le client, les effets bénéfiques escomptés ne sont pas toujours évidents. Au Royaume-Uni par exemple, une étude de l'Office of Fair Trading (OFT) [11] montre que lors de l'achat d'un véhicule d'occasion, les consommateurs qui passent par un concessionnaire acceptent de payer un peu plus pour la tranquillité d'esprit que cela leur apporte. Bien que leurs attentes varient selon la taille du concessionnaire et la relation qu'ils ont avec lui, les clients pensent que celui-ci va assurer au minimum le service requis par la loi. Or, d'après l'OFT, l'étude montre que ce n'est souvent pas le cas en pratique. Parmi les personnes interrogées, presque un consommateur sur cinq a eu un problème avec sa voiture d'occasion, dont la grande majorité assez rapidement après l'achat du véhicule (70% des problèmes sont décelés dans les premiers mois suivant la vente); ce qui laisse supposer que les défauts ou les causes du problèmes étaient présents au moment de la transaction.

Par ailleurs, certains acteurs ne désirent pas le développement du marché de seconde main, ce qui a été démontré par des chercheurs en économie dans le cas des voitures d'occasion : à part dans certains cas, l'existence d'un tel marché se fait au détriment des producteurs de biens neufs [12]. Ceux-ci ont alors intérêt à concevoir des objets qui ne soient pas trop résistants, un phénomène appelé "obsolescence programmée" [13]. D'autres études nuancent ces conclusions, car certains bénéfices peuvent se dégager pour les producteurs initiaux. Dans le secteur de l'informatique par exemple, ils pourraient demander aux deuxièmes acheteurs de payer à nouveau la license d'utilisation des produits. A terme, l'existence d'un marché secondaire peut permettre aussi l'augmentation du prix initial des objets, lorsqu'ils ont fait preuve de durabilité -et donc de la possibilité de les revaloriser- [14].

Le modèle d'affaire des batteries de véhicule électrique (VE) est encore inconnu et il variera peut-être selon les constructeurs, les pays et les contextes politiques, c'est pourquoi il est difficile d'identifier qui aura intérêt au développement d'un marché d'occasion et qui essaiera de s'y opposer. Ceci peut fluctuer selon le stade de maturation du marché primaire. En effet, si la valorisation résiduelle à travers un marché secondaire permet de lancer le marché des VE, les producteurs de batteries seront gagnants. L'adéquation entre l'offre et la demande jouera également : une surproduction de batteries mènera les producteurs à combattre la réutilisation et le prolongement de vie de leurs produits.

Même dans le cas d'un développement moins fort que prévu, le marché des véhicules électriques fournira annuellement une importante quantité de batteries de moyenne qualité dans environ 15 ans. Il est probable que quelqu'un leur trouvera de l'utilité, mais ce ne seront pas forcément les compagnies d'électricité.



- [1] La "seconde vie" : pour les batteries, pourquoi pas?, bulletin électronique Etats-Unis n°245 : http://www.bulletins-electroniques.com/actualites/66556.htm
- [2] Strategy for Overcoming Cost Hurdles of Plug-In-Hybrid Battery in California - Integrating Post-Vehicle Secondary Use Values, Transportation Sustainability Research Center (UC Berkeley), 22 fév. 2011 :http://76.12.4.249/artman2/uploads/1/SOCHPHB.pdf
- [3] Quelle sera la quantité de batteries sur les routes américaines en 2015?, Blog de la mission scientifique du consulat de San Francisco, 2 mars 2011 :http://frenchsciencesf.wordpress.com
- [4] Chevrolet Volt Will Utilize 10.4 KWh of Battery to Achieve EV Range, site internet de GM-Volt, 26 oct. 2010 : http://redirectix.bulletins-electroniques.com/2Z8ms
- [5] NREL Team Investigates Secondary Uses for Electric Drive Vehicle Batteries, site internet du NREL, 5 avr. 2011 :http://www.nrel.gov/news/press/2011/959.html
- [6] Plug-In Electric Vehicle Battery Second Life, 7 mars 2011 :http://tsrc.berkeley.edu/Projects/energy_infra.html#AVFSecondLife
- [7] Site internet de l'EPRI, http://www.epri.com
- [8] Demand Response: how to create virtual electric capacity, Blog de la mission scientifique du consulat de San Francisco, 23 mars 2010 :http://frenchsciencesf.wordpress.com/
- [9] An Update on the Battery Projects at NREL, Conférence Battery Power, 19-20 oct. 2010 :http://www.nrel.gov/vehiclesandfuels/energystorage/pdfs/49796.pdf
- [10] Design of Electric Drive Vehicle Batteries for Long Life and Low Cost, EDV Battery Robust Design, 17 jan. 2011 : http://redirectix.bulletins-electroniques.com/0XFAw
- [11] The second-hand car market, Office of Fair Trading (UK), mars 2010 :http://www.oft.gov.uk/shared_oft/reports/676408/oft1217.pdf
- [12] How Much Competition is a Secondary Market?, Jiawei Chen, Susanna Esteban & Matthew Shum, 12 mars 2011 :http://www.hss.caltech.edu/~mshum/papers/nonlq.pdf
- [13] "Comprar, tirar, comprar", Canal Arte, 2010 :http://www.youtube.com/watch?v=QosF0b0i2f0&feature=player_embedded
- [14] Relicensing as a Secondary Market Strategy, Georgia Tech, 2008 :http://www.prism.gatech.edu/~bt71/articles/OFT.pdf



ORIGINE : BE Etats-Unis numéro 245 (2/05/2011) - Ambassade de France aux Etats-Unis / ADIT - http://www.bulletins-electroniques.com/actualites/66557.htm

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