lundi 16 avril 2012

La simulation numérique pour remédier au risque d'approvisionnement en matériaux critiques

La géopolitique des matériaux

De nos jours les matériaux - en particulier les métaux rares - jouent un rôle stratégique de plus en plus important. On peut l'illustrer par le bras de fer entre le Japon et la Chine qui s'est déroulé il y a un an et demi : en septembre 2010 la marine japonaise arraisonnait un navire de pêche chinois susceptible de violation des limites territoriales en bordure des îles Senkaku dont les deux pays se disputent l'appartenance. Alors que l'arrestation du capitaine de ce navire donnait lieu à de nombreuses manifestations anti-japonaises en Chine, le gouvernement chinois ordonnait l'arrêt des exportations de métaux rares en direction du Japon. Seulement deux jours plus tard, le Japon dont plusieurs secteurs industriels - véhicules hybrides, éoliennes, etc... - dépendent en grande partie de ces exportations - relâchait le capitaine [1]. La réaction immédiate du gouvernement japonais traduit l'importance stratégique de ces matériaux aujourd'hui.

Les produits de haute technologie - notamment dans le domaine de l'énergie - nécessitent ces métaux rares. Le fait que leur production soit contrôlée par un nombre restreint de pays dont les principaux sont la Chine, la Russie, la République Démocratique du Congo et le Brésil, posent des soucis importants au Japon, tout comme aux USA et à la Communauté Européenne.

En Europe un comité d'experts a rédigé un rapport concernant 41 matières premières indispensables aux nouvelles technologies d'ici à 2030. 14 d'entre elles ont été qualifiées de critiques étant donné qu'elles sont en grande partie importées, très peu recyclées, et que peu de possibilités de substitution existent. A court terme, c'est l'approvisionnement de ces matériaux qui risque d'être remis en cause avec des conséquences désastreuses pour les activités qui en dépendent.

Quelles alternatives pour ces matériaux rares?

Elles sont limitées :
- Découvrir et exploiter de nouveaux gisements, sachant que la mise en exploitation d'une mine prend en moyenne 5 ans.
- Recycler les matériaux en notre possession, notamment les batteries dans tous les véhicules hybrides déjà en circulation.
- Développer de nouvelles technologies de substitution sans matériaux rares.
- Développer de nouveaux matériaux (batteries sodium au lieu de lithium).

Dès lors que le recyclage est complexe, que les gisements actuels sont connus et qu'il faut en moyenne 5 ans pour la mise en exploitation d'une nouvelle mine, il devient nécessaire de développer rapidement des technologies et/ou matériaux de substitution.

Ainsi quelques mois après cette crise sino-japonaise, il n'était guère surprenant d'apprendre que Toyota investissait massivement dans un programme de recherche destiné à la fabrication de moteurs électriques à induction dépourvus de métaux rares [2] - comme le neodyme - qui sont utilisés pour les aimants permanents dans les moteurs électriques. Plus récemment Toyota annonçait être capable de proposer sur le marché d'ici 2 ans un moteur électrique dépourvu de ces métaux rares et chers si les prix des matières premières ne baissait pas [3].

L'autre alternative est de développer de nouveaux matériaux, et c'était récemment le sujet d'un exposé de Kristin Persson lors d'une table ronde sur les Matériaux Critiques, à l'occasion du Young Engineers and Scientists Symposium (YESS) sur les nanosciences et les technologies propres, à Berkeley en mars dernier. Ce qui suit s'inspire des résultats présentés par Kristin Persson lors de cette session.

Développer de nouveaux matériaux pour les applications énergétiques

Les nouveaux matériaux ouvrent la porte à de nouvelles applications très ambitieuses dans le solaire photovoltaïque, le stockage énergétique, la thermoélectricité, la photosynthèse artificielle, les bioénergies, etc... Mais entre la conception d'un nouveau matériau et sa commercialisation, il faut aujourd'hui en moyenne 18 ans, et par conception, on entend un matériau dont les propriétés ont été vérifiées en laboratoire, et pas juste la théorie.

Ce temps de maturation extrêmement long a plusieurs implications; la plus importante est que sur les défis énergétiques qui nous attendent face au changement climatique, ces nouveaux matériaux ne peuvent pas, dans une approche de développement classique, avoir un impact significatif dans les 20-30 prochaines années. Il faut donc inventer des approches qui permettent d'accélérer le développement de nouveaux matériaux.

Mais comment expliquer un processus aussi long, si ce matériau a déjà fait ses preuves en laboratoire? Une des raisons principales est que lors de la conception de ce matériau, on ne prend souvent pas en compte les contraintes qu'il va devoir subir sur le long terme [4], notamment lors de la production de masse : changements de température, interactions avec l'environnement, corrosion, décomposition, etc... Par exemple, lors du développement d'une batterie Li-ion, si l'on se focalise sur le développement d'une nouvelle cathode, c'est avant tout la densité énergétique qui va primer, pas tant les propriétés mécaniques du matériau en question, ou sa sensibilité à l'eau, etc... toutes ces contraintes auxquelles sera confrontée la cathode dans une utilisation réelle et courante.

En conclusion, ce qui importe avant tout c'est d'avoir plus d'information et de compréhension de ces nouveaux matériaux pour faire les bons choix dès le début du développement, plutôt que de tâtonner et d'itérer pendant plusieurs années pour résoudre tous les problèmes liés aux choix faits au départ à partir d'une intuition. C'est là que la simulation numérique de nouveaux matériaux et de leurs propriétés peut permettre d'accélérer la découverte et le développement de ces alternatives.

Le Materials Project

Le Materials Project dirigé par Gerbrand Ceder au MIT et Kristin Persson au Lawrence Berkeley National Lab [5] a pour objectif de mettre à profit la simulation et les capacités de calcul et de parallélisation croissantes des supercalculateurs pour simuler efficacement un grand nombre de matériaux et leurs propriétés en des temps raisonnables.

=> Le pouvoir de la puissance de calcul

La simulation des matériaux est suffisamment puissante de nos jours pour prédire beaucoup des propriétés de ces matériaux avant même que ceux-ci soient synthétisés en laboratoire.

Beaucoup de propriétés peuvent ainsi être simulées pour faire les bons choix dès le début :
- les diagrammes de phase, qui permettent de connaître la stabilité du matériau;
- la diffusion chimique;
- le voltage ;
- la structure cristalline;
- la forme des particules dans différents environnements.

En déployant en parallèle ces simulations sur de nombreux supercalculateurs, ce sont plus de 80.000 matériaux dont les propriétés ont pu être simulées, dont 25.000 pour les applications de batteries Li-ion.

Les 25,000 composants simulés par le Materials Project pour les applications de batteries Li-ionCrédits : YESS 2012

Ces calculs ont permis de prédire les propriétés optimales de nouveaux matériaux pour batteries qui sont maintenant synthétisés et brevetés.

=> La mise à disposition de cette information

Au delà du calcul de toute cette information, le projet veut accélérer l'innovation en mettant à la disposition de la communauté des chercheurs un certain nombre d'outils. Notamment la dissémination de cette information se fait à travers un site internet et un environnement de travail dynamique en ligne dont l'objectif est de transformer la façon dont la science des matériaux se fait. Les outils mis à disposition sont les suivants :
- un explorateur de matériaux : permet de chercher la base de données du Materials Project pour les matériaux concernant des éléments donnés, en discriminant par chimie, composition, structure, propriétés, etc...;
- une application de diagramme de phases qui se base sur la théorie de la fonctionnelle de la densité;
- un explorateur de batteries Li-ion qui permet de chercher dans la base de données du projet les matériaux de batteries Li-ion qui satisfont plusieurs contraintes telles que voltage, capacité, stabilité et bien sur densité énergétique;
- un prédicateur de structure: prédire la structure cristalline de nouveaux matériaux est essentiel pour découvrir de nouveaux matériaux pour des applications futures - dont énergétiques.

Au final, l'outil doit devenir un Google des propriétés des matériaux, dont le catalogue doit croître au fur et à mesure que de nouveaux utilisateurs se joignent aux équipes actuelles pour analyser les résultats de ces simulations, et les comparer aux résultats en laboratoires [6].

De la recherche à la startup

La même méthodologie a été appliquée pour faire avancer la recherche de nouveaux matériaux pour les applications énergétiques. Ainsi le transfert de technologie s'est réalisé dans la création de Pellion Technologies en 2009 par notamment Ceder et Persson.

Au départ, avant le Materials Project, l'équipe de Ceder travaillait pour Duracell sur le projet de changer les composés dans les piles alkalines. Dans le cadre de ce projet un certain nombre de composés ont été testés pour répondre aux critères client. Forte de cette expérience, l'équipe a voulu partager les résultats sur les propriétés trouvées et étendre les recherches, ce qui a mené à la création du Materials Project. En parallèle, la simulation des matériaux a permis de réaliser les excellentes propriétés de stockage d'énergie pour des batteries rechargeables à partir de magnesium, ce qui a mené à la création de Pellion sous forme de spin-off du MIT.

Le magnésium est le huitième élément le plus abondant de la croûte terrestre, ce qui place une batterie au magnésium avantageusement par rapport à toutes les technologies basées sur le Li-ion. Il est abondant mais aussi peu cher par comparaison. Le seul souci est, pour une anode en magnésium, de lui trouver une cathode performante, et c'est là que la simulation entre en jeu.

Pellion a ainsi pu simuler 10.000 matériaux potentiels pour la cathode qui permettraient de tirer partie d'une anode de magnésium pour sa batterie et en a sélectionné une douzaine dont les propriétés sont très intéressantes. La société a reçu en 2010 une bourse de $3.2 millions du programme ARPA-E du DoE pour ces recherches [7] et bénéficie aussi du support du fonds de capital risque Khosla Ventures [8]. Au final les batteries au magnésium de Pellion pourraient fournir une densité énergétique supérieure aux batteries Li-ion utilisées actuellement et à terme pourraient révolutionner le secteur de la mobilité électrique, si ce n'est celui de toute l'électronique de consommation. Les responsables de Peillon ne s'arrêtent pas là : leur batterie au magnésium aurait d'autres atouts comme la capacité d'un plus grand nombre de charges/décharges. Un autre avantage et non des moindres est que les batteries au magnésium pourront s'insérer dans le processus actuel de fabrication des batteries Li-ion, et c'est primordial car si le développement d'un nouveau matériau pour en remplacer un existant peut prendre 10 ans, inventer un nouveau design de batteries peut prendre de 10 à 20 ans selon Ceder [9].

Bien sûr, il n'y a pas que le magnésium et de nombreux chercheurs s'attèlent à trouver d'autres alternatives au lithium-ion: Lithium-Soufre, Lithium-Air, Zinc-Air, Sodium-métal, etc... [10] Et Pellion n'est pas la seule société à s'intéresser au magnésium puisque Toyota a révélé travailler sur ce projet, même si la société japonaise ne s'avance pas en indiquant que ses batteries ne verraient pas le jour avant 2020. Ceci explique pourquoi selon ARPA-E, le projet de Pellion est l'un des plus risqués [11].

Mais cela n'entame pas l'allant de Ceder, ni de Persson, persuadés que leur avantage technologique sur la simulation leur permettra de résoudre les problèmes importants liés à ce choix technologique. Souhaitons-leur "bonne chance" !



Sources :
- [1] Rare Earth Diplomacy: Japan Holds Chinese Boat Captain;China Blocks Rare Earth Exports to Japan;China Holds 4 Japanese on Spy Charges;Captain Set Freehttp://bit.ly/HVuUPq Mish's Global Economic Trend Analysis
- [2] Toyota readying motors that don't require rare earths http://bit.ly/HMyIqs, Auto News January 2011
- [3] Toyota finds way to avoid using rare earth: report | Reutershttp://reut.rs/HVtRiq Reuters January 2012
- [4] Eagar, T.; King, M. Technology Review (00401692) 1995, 98, 42
- [5] Supercomputers Accelerate Development of Advanced Materials - Berkeley Lab News Center November 2011
- [6] NERSC also partnering in 'Materials Project' effort Ceramic Tech Todayhttp://bit.ly/HBZ8f5
- [7] Battery innovation is alive and well in the U.S. - Cleantech News and Analysishttp://bit.ly/HeIcFl February 2012
- [8] How computer models can lead to battery breakthroughs - Cleantech News and Analysis http://bit.ly/HmVD99
- [9] Can We Build Tomorrow's Breakthroughs? - MIT Technology Reviewhttp://bit.ly/HxNCAF
- [10] A Magnesium Battery? Khosla, ARPA-E Explore Lithium Alternative : Greentech Media http://bit.ly/HxNAsr
- [11] ARPA-E Announces $106M in Futuristic Projects : Greentech Mediahttp://bit.ly/HC2fUt



Origine : BE Etats-Unis numéro 286 (13/04/2012) - Ambassade de France aux Etats-Unis / ADIT - http://www.bulletins-electroniques.com/actualites/69730.htm

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