Connaissez-vous les twollars? Peut-être pas, mais vous avez sans doute entendu parler des crédits Facebook. Les réseaux sociaux développent aujourd'hui des monnaies virtuelles dont l'usage pourrait s'imposer à des centaines de millions d'utilisateurs, avec des conséquences dont on commence à peine à mesurer l'ampleur. Par où passeront les flux financiers issus de ces transactions?
La dématérialisation de la monnaie n’a pas attendu Mark Zuckerberg: nos salaires et notre épargne ne nous sont pas comptés en pièces d’or, ni même en billets de banque, ce ne sont que des lignes inscrites sur nos comptes bancaires. Il en va de même des transactions financières qui à New-York, Londres ou Francfort font et défont l’économie réelle. Mais ces montants petits et grands sont libellés dans des devises ayant cours légal.
Monopoly 2.0
Or on voit aujourd’hui se développer des monnaies d’un nouveau genre, qui n’ont pas cours dans le monde réel – pas encore. Elles sont virtuelles, au double sens du terme: elles ne sont utilisées que sur Internet, et n’ont pas de contrepartie en métal. Elles n’ont pas de valeur réelle, mais une valeur d’usage, celle que veulent bien lui reconnaître les personnes qui les utilisent.
Hier encore on aurait vu dans ces devises 2.0 une simple variante des billets de Monopoly. De fait, c’est bien au sein des univers virtuels ludiques que ces monnaies se sont développées le plus rapidement, et plus précisément au sein des jeux en ligne massivement multi-joueurs (MMOG, de l’anglais
massively multiplayer online game, parfois abrégé en MMO). Des jeux en ligne comme
World of Warcraft ou
Star Wars – The Old Republic ont créé leur propre monnaie, qui permet d’acquérir les accessoires indispensables à la survie en ligne. Et la passion des joueurs est telle qu’ils sont prêts à échanger ces fifrelins virtuels contre de vrais dollars ou de vrais euros. C’est une ébauche de convertibilité qui se fait jour; des sites spécialisés, comme
IGE.com, ont même ouvert de véritables bourses, dans lesquelles on vend et on achète les crédits de différents jeux, et où chaque devise virtuelle est cotée au jour le jour.
Sur Second Life, univers virtuel en 3D sorti en 2003, les utilisateurs peuvent créer le contenu du jeu (des vêtements aux bâtiments), mais aussi le commercialiser. L’écosystème économique fonctionne grâce au dollar Linden, qui est convertible en dollars US via la plateforme LindeX. Des entreprises y ont investi, via les budgets communication ou marketing; et chaque abonné payant de Second Life reçoit chaque semaine une somme en Linden$, qui lui permet d’acquérir des objets virtuels et des services auprès des autres utilisateurs. Certains internautes tirent de ces services des sommes virtuelles substantielles, qu’ils convertissent en revenus réels.
Mais Second Life est aujourd’hui en perte de vitesse et si une véritable économie parallèle s’y est développée, elle est restée marginale par rapport à l’économie réelle. C’est avec le développement des réseaux sociaux enracinés dans la vie réelle que les monnaies virtuelles ont vraiment décollé, et pris une autre dimension. Certes, les
twollars utilisés sur Twitter pour récompenser une bonne action paraissent purement anecdotiques. Mais les Facebook Credits concernent virtuellement plus d’un demi-milliard d’individus et surtout leur connexion avec le monde réel est beaucoup plus forte que les Linden dollars et autres WoW Gold. Il ne s’agit plus d’échanges
pour rire, entre avatars, au sein d’un univers fermé, mais bien de transactions entre personnes réelles.
L’enjeu n’est plus alors d’organiser des flux économiques dans un monde alternatif à la réalité, mais d’organiser au sein du monde réel une circulation différente de la monnaie. On change de dimension. Et pour comprendre ce qui se joue aujourd’hui, il faut élargir le champ de références. Les monnaies virtuelles qui émergent aujourd’hui empruntent certes aux expériences menées autour des jeux en ligne. Mais elles sont également issues de deux univers originellement distincts, qui tendent de plus en plus à se fertiliser mutuellement: la contreculture alternative et le marketing.
Monnaies alternativesLa première est marquée par le souci du partage et de la solidarité, un intérêt marqué pour les échanges non-marchands, et un goût décidé pour l’autogestion et plus généralement tout ce qui permet à la société en général, ou à des communautés en particulier, de s’organiser librement, hors du contrôle des Etats et en marge du modèle de l’économie de marché. C’est dans ce cadre qu’ont été expérimentés les systèmes d’échanges locaux (SEL), qui sont parmi les premiers exemples de monnaies alternatives. Il s’agit de systèmes d’échanges alternatifs, fonctionnant à l’intérieur d’associations locales qui permettent à leurs membres de procéder à des échanges de biens, de services et de savoirs sans avoir recours à la monnaie traditionnelle. On cite souvent l’exemple des
Chiemgauer développés en Bavière depuis 2003 et qui ont connu un succès remarquable, mais les expérimentations se sont multipliées aussi bien dans les pays développés qu’au sein des nations émergentes.
En Europe, on associe généralement les SEL à une culture politique de gauche ou d’extrême gauche, mais aux Etats-Unis ils sont également rattachés à la tradition libertarienne, dont est issu le mouvement du Tea Party. Au Canada, où le mouvement est né en 1983, les
local exchange trading systems (LETS) ont été conçus d’une façon moins idéologique, comme le précise le
manuel rédigé par Michael Linton, fondateur du premier réseau.
L’idée originale était d’offrir un complément local à la monnaie nationale, afin de faciliter les échanges de services, notamment entre personnes démunies d’argent. Par exemple, un membre du LETS gagne des crédits en gardant une personne âgée et les dépense plus tard auprès d’une autre personne du même réseau. Les transactions sont enregistrées dans un registre central ouvert à tous les membres. L’enjeu des LETS est ainsi de dynamiser et valoriser des échanges, en particulier les échanges de services, qui auraient du mal à être monétisés en économie marchande.
Les programmes de fidélisation constituent la deuxième lignée ascendante des monnaies virtuelles.
Les plus anciens dateraient de la fin du XVIIIe siècle, et dès le XIXe siècle de grandes firmes ont tenté de fidéliser leurs clients avec des coupons et autres bons cadeaux. Mais c’est dans les années 1980, à peu près en même temps que naissent les premiers SEL, que les modèles d’aujourd’hui prennent leur essor.
Ce sont les compagnies aériennes, dans le contexte de la déréglementation lancée par le président Reagan, qui se montrent les plus inventives. American Airlines se lance la première, bientôt suivie par la plupart des grandes compagnies, puis par des firmes d’autres secteurs. L’enjeu premier est de résister à la concurrence et donc d’affronter la vague de libéralisation des années 1980. Mais ce modèle s’impose aussi dans un contexte particulier, celui des économies développées parvenues à un stade de maturation où la croissance naturelle du nombre de clients d’un service donné est limitée. Les fameux “miles” qui nous permettent de voyager sans bourse délier ont pour but premier de nous fidéliser, et de reconstituer ainsi une clientèle captive. Il s’agit désormais d’un grand classique du marketing – une des bases de la discipline.
Dans un premier temps, les seules récompenses sont des voyages. Il s’agit d’une simple réallocation des flux financiers, interne à l’entreprise: une partie du chiffre d’affaire clients est affectée au financement de ces primes offertes aux voyageurs les plus fidèles. Mais très vite sont élaborés des modèles plus raffinés, où se développe une monétisation des points de fidélité qui peuvent être utilisés pour acquérir des biens ou services dans d’autres enseignes. Un bon exemple de programme multi-entreprises est celui mis en place en France autour de la SNCF. Six enseignes de grande distribution et une banque récompensent dépenses et retraits d’argent à travers un système commun: les points de fidélité peuvent être échangés contre des cadeaux, bons d’achat, billets de train, cartes cadeaux et “Chèques épargne”. Le modèle communique donc, via ces “chèques”, avec l’économie réelle; mais il est conçu pour fonctionner avant tout en interne, en redirigeant les clients vers les biens et services offerts par les entreprises membres du réseau.
Monnaies 2.0Ce modèle en réseau est également au cœur des écosystèmes monétaires qui se développent aujourd’hui sur Internet. Mais avec Q Coins du Chinois Tencent QQ et aujourd’hui les Facebook Credits, on passe à la vitesse supérieure. Et dans ce changement de dimension quelque chose de radicalement nouveau est en train d’émerger, au point que dès 2007 la banque centrale chinoise a lancé l’alerte sur le risque d’une
concurrence des Q Coins avec le yuan. Essayons de comprendre ce qui se joue, en prenant l’exemple des Facebook Credits.
Lancés fin 2009, on peut les acquérir avec une carte bancaire, un compte Paypal, via des systèmes de paiements mobiles comme Zong, et en Asie ils sont même distribués dans les enseignes 7-11. Depuis le 1er juillet 2011, ils sont obligatoires pour les éditeurs de jeux et de services sur Facebook, même si ceux-ci peuvent conserver leur propre monnaie virtuelle (comme le FarmCash du fameux jeu Farmville). Il n’est pas besoin d’être grand clerc pour deviner qu’entre les monnaies «locales» comme celle de Farmville et celles utilisables sur l’ensemble du réseau, le choix sera vite fait.
Facebook, à la façon d’Amazon et Apple dans le commerce en ligne, prélève un pourcentage de 30% sur toute transaction réalisée en Facebook Credits. L’enjeu est déjà considérable, puisque le marché des biens virtuels aurait dépassé les deux milliards de dollars aux Etats-Unis pour la seule année 2011, d’après une
étude du cabinet spécialisé Inside Network.
Mais les Facebook Credits ne permettent pas seulement d’acquérir des biens virtuels. Si Facebook abrite des jeux en ligne, le réseau social est aussi au cœur d’un ensemble d’échanges beaucoup plus vastes, de consommation de services et de biens culturels, mais aussi d’interactions humaines dont une partie est susceptible d’être monétisée. Les exemples abondent. Aux Etats-Unis, les Facebook Credits permettent ainsi de voter pour les candidats de jeux télévisés (en alternative au SMS surtaxé), mais aussi de payer pour télécharger les films de la Warner. L’ambition du réseau social est d’en faire la monnaie d’échange de tout ce qui sera acquis par téléchargement à partir de son site – ebooks, musique, films, articles de journaux, billetterie (y compris les billets d’avion)… A terme, c’est une fraction considérable du commerce en ligne qui peut être concernée.
Et il ne s’agit pas simplement de prélever un pourcentage sur les ventes, mais de monétiser ce qui est aujourd’hui gratuit: une recommandation, par exemple, ou un clic sur une publicité, pourraient rapporter des Facebooks Credits aux membres du réseau. Les Facebooks Credits acquièrent ainsi une valeur d’usage presque comparable à celle d’une vraie monnaie, dans la mesure où ils peuvent servir dans de multiples transactions.
L’un des avantages des Facebook Credits est de faciliter les transactions sur Internet. Le but de l’entreprise californienne est à la fois de développer ces transactions, de les monétiser, et de faire de sa monnaie virtuelle une sorte de monnaie universelle. L’enjeu? Capter une part importante du commerce en ligne et plus généralement des transactions sur Internet, afin de prendre une commission sur ces flux.
D’ores et déjà des activités sont nées autour de ces nouvelles monnaies. En 2010, Google
a déboursé 70 millions de dollars pour s’emparer de Jambool, une société spécialisée dans les solutions de monnaie virtuelle.
La généralisation de l’usage des Facebook Credits au sein de l’écosystème Facebook n’est qu’une première étape. Facebook a
annoncé le 25 octobre qu’il allait favoriser la diffusion de ses crédits hors de son réseau.
Un défi aux Etats
Ce qui est en train de se passer n’est pas simplement une révolution business. C’est aussi un mouvement tectonique aux conséquences encore difficiles à évaluer. Car on assiste bel et bien ici à l’émergence d’une nouvelle monnaie internationale.
Or tant les stocks de monnaie que les flux sont étroitement contrôlés par les Etats, qui ont le monopole d’émission de la monnaie et tirent une bonne part de leurs ressources des taxes imposées sur les transactions – à commencer par la taxe sur la valeur ajoutée. La compagnie californienne, qui a le monopole d’émission de sa monnaie et prend une taxe sur les transactions, agit en fait exactement à la manière d’un Etat – un Etat privé et transnational, qui aurait plusieurs centaines de millions de citoyens virtuels. Certes, aujourd’hui ni vous ni moi n’avons utilisé ces crédits; mais demain?
Un des premiers problèmes posés par ces développements est l’évasion fiscale. Bien sûr, Facebook est taxé sur ses revenus. Mais l’argent qui circule en interne ne l’est pas – ou plutôt il est taxé par Facebook, et non par des entités publiques. Comme le
note le bloggeur suédois Rick Falkvinge, du point de vue politique, ce développement signifie que les systèmes fiscaux et sociaux doivent être repensés et rebranchés (
rewired) considérablement et sans attendre. Au demeurant, lui-même a annoncé récemment qu’il
investissait toutes ses économies en
bitcoins, celle des monnaies virtuelles qu’il pense promise au plus bel avenir.
Cela pose le problème de la spéculation et des bulles. Les entreprises qui contrôlent l’émission des monnaies virtuelles ont-elles les compétences techniques des banques centrales? On peut en douter.
Un autre risque se fait jour, celui du blanchiment d’argent, ou, sur un autre registre, le développement d’un marché du travail hors cadre légal. On cite ainsi le cas du
gold farming, qui voit des travailleurs à domicile (ou des jeunes des pays en développement passant des heures dans les cybercafés) accumuler des points pour les joueurs en ligne trop occupés par ailleurs. Et être rémunérés en monnaies virtuelles.
Dans tous les pays, confrontés aux problèmes les plus criants des monnaies virtuelles, les politiques s’interrogent. Les plus rapides à réagir ont été les Chinois, toujours attentifs au cours du yuan: devant le développement rapide des
Q Coins et la menace
que cela faisait peser sur la gestion de la monnaie nationale, les autorités ont interdit les monnaies virtuelles à taux de change variable, n’autorisant leur usage que pour l’achat de biens et services virtuels, ce qui exclut donc les biens physiques. Mais ce type d’intervention a peu de chances d’infléchir un phénomène d’ampleur globale comme ce qui se joue aujourd’hui autour de Facebook. Gageons simplement que le sujet devrait tôt ou tard occuper le devant de la scène.
Source : ParisTech Review