Au seuil des années 2000, on se passionnait pour les aventures de Thomas Anderson, alias Neo, le héros du film « Matrix », et pour ses navigations ambiguës entre réel et virtuel. « Qu’est-ce que la matrice ? » demandait-t-il sans cesse, perdu dans ce jeu de miroir mettant en scène des humains asservis par des machines et prisonniers d’un monde virtuel, la matrice. Internet, c’est cela : un monde à part qui fusionne, dans la plus grande confusion, le réel et l’imaginaire. Et Cisco est à la fois l’architecte et le plombier de cette matrice-là.
La meilleure preuve, troublante, est sa dernière trouvaille : la téléprésence. On est dans une salle de réunion, la première moitié de la table est bien là autour de vous, mais l’autre moitié est remplacée par des écrans géants et une sonorisation parfaite donnant l’impression que ces interlocuteurs qui sont au bout du monde sont avec vous dans la pièce. Neo aurait aimé la téléprésence…
Un solide appétit
C’est un des nouveaux territoires de conquête pour Cisco, spécialiste mondial de ces gros ordinateurs de gestion des réseaux que sont les routeurs et les commutateurs. La semaine dernière, il n’a pas hésité à sortir près de 3 milliards de dollars pour s’offrir le spécialiste norvégien de la vidéoconférence, Tandberg. Solide appétit puisque, la même semaine, Cisco a mis la main, pour près de 2,9 milliards, sur Starent, un expert des réseaux mobiles. La crise n’est pas finie que déjà la société californienne renoue avec l’une de ses vieilles habitudes, l’acquisition d’entreprises, pour entrer sur de nouveaux marchés ou récupérer de la compétence technologique. Selon Thomson-Reuters, elle en aurait acheté plus de 170 depuis sa création en 1984.
Comme tous les géants de l’électronique, le constructeur californien vit avec deux hantises : que la croissance s’arrête et qu’il rate la prochaine révolution technologique. Or la croissance s’est arrêtée cette année, avec un chiffre d’affaires et un résultat en chute de près de 9 %. Le choc est rude quand on a vécu pendant quinze ans avec des croissances annuelles de 50 %, et un stop brutal au moment de l’éclatement de la bulle Internet.
Il faut donc à la fois croître sur son coeur de métier, en l’occurrence les matériels de réseau, et en même temps trouver de nouveaux territoires de développement, au cas où le cœur viendrait un jour à flancher.
La griffe Chambers
A soixante ans, John Chambers est le moins « west coast » de tous les patrons californiens. Pas le genre « cool attitude » et chemise à fleurs. Tiré à quatre épingles, dyslexique et ancien timide, ce natif de Cleveland, qui a fait ses études en Virginie, est obsédé par le temps qui passe. C’est pour cela qu’il a développé une véritable culture de l’acquisition, pour combiner croissance et diversification à un rythme toujours plus rapide. Mais la grande affaire aujourd’hui, celle qui agite les milieux entrepreneurs et managériaux américains, c’est sa nouvelle et folle idée : une organisation d’entreprise entièrement basée sur le travail collaboratif en petits groupes. « John Chambers a-t-il perdu la tête ? » se demande l’analyste et blogueur Henri Blodget (1), quand d’autres s’inquiètent de sa dérive « socialiste » (2).
De quoi s’agit-il ? De matrice encore. D’ordinaire, les entreprises s’organisent soit par marchés (secteurs et-ou pays), pour être plus proches du client, soit par fonctions (commercial, marketing, recherche) pour gagner en efficacité et productivité. Evidemment, chaque structure a les défauts inverses de l’autre. Résultat, les organisations varient au gré de la conjoncture. Quand le soleil brille, on décentralise l’entreprise en la structurant par marchés, pour être plus réactif et gagner des clients, puis quand le temps se couvre et que les finances flanchent, on recentralise toute la hiérarchie par fonctions, pour mieux contrôler les coûts. Et puis certains tentent l’aventure de la matrice, qui consiste à faire dépendre chaque individu de plusieurs structures, le marché et la fonction en même temps. De grands groupes comme IBM sont structurés de cette façon avec des priorités variables en fonction de la météo des affaires.
L’idée de Chambers va plus loin. Elle vise à démocratiser et distribuer les réflexions et les décisions, le plus largement possible pour stimuler l’innovation. Le patron de Cisco estime que la classique chaîne de commandement est incapable d’étudier de front un grand nombre de projets de développement et donc risque de passer à côté de celui qui manquera à l’entreprise pour sa croissance ou pour sa survie. Il a donc défini 30 priorités qui sont autant de relais de croissance potentiels, de la vidéoconférence à la Chine, en passant par la santé ou la gestion des réseaux d’électricité. Ceux-ci sont traités par neuf « conseils » rassemblant une dizaine de personnes chacun et traitant soit de marchés verticaux (vidéo, mobile), soit de problématiques transverses (pays émergents, technologie, fonctionnement interne). En dessous, une vingtaine de groupes dans le monde entier travaillent sur des problématiques plus précises, comme l’environnement ou les réseaux électriques. Eux-mêmes peuvent provoquer la constitution d’autres groupes. Ces structures multiples se réunissent régulièrement et sont sans arrêt en contact les unes avec les autres.
Six ans de préparation ont été nécessaires pour mettre au point ce fonctionnement. La première difficulté a consisté à insuffler une culture de la collaboration - notamment l’intégration du travail en équipe dans les bonus salariaux. A la suite de quoi, près de 20 % des cadres dirigeants ont quitté l’entreprise. Dans le même temps, il a fallu mettre au point une procédure commune sur la constitution des groupes, le fonctionnement, le mode de prise de décision et le langage commun. Enfin, « last but not least », la troisième clef consiste à utiliser soi-même les outils de collaboration que l’on vend. Toutes les réunions se font ainsi en téléprésence. Aujourd’hui, près de 750 cadres travaillent dans ces groupes, qui peuvent prendre jusqu’à 30 % du temps des participants. John Chambers a fixé un objectif de 3.000 participants et 50 sujets de front. Un défi considérable.
Usine à gaz ?
Les détracteurs de ce genre d’organisation ne se privent pas de rappeler que ce sont de véritables usines à gaz, qui absorbent le temps disponible des cadres, diluent les responsabilités, retardent les prises de décision et éloignent des clients. On raconte ainsi que l’entreprise a mis plus de deux ans à réagir à la nouvelle offre commerciale de Hewlett-Packard en matière de matériel de réseau et a perdu des parts de marché. « La matrice fonctionne, regardez Procter & Gamble, IBM, Nokia ou Cisco », assure Jay Galbraith, auteur d’ouvrages sur le sujet. « Ca ne marche pas, répond le consultant allemand Guido Quelle. regardez ABB et Unilever (3). »
Au-delà de la polémique, tout le monde reconnaît que Cisco expérimente quelque chose de nouveau, notamment dans sa dimension technologique. En quelque sorte, l’entreprise collaborative 2.0 correspondant à son équivalent sur le Web, autre machine à écraser les hiérarchies. En fait, le vrai risque serait que John Chambers, soucieux de collégialité, ne soit en train d’installer une machine infernale qui va multiplier les chantiers, pour n’en oublier aucun, au risque d’étendre l’entreprise bien au-delà de ses compétences. Alors la matrice aura enfermé ses participants dans un monde virtuel aussi dangereux que celui que combat le jeune Neo.
Les chiffres clefs
· Chiffre d’affaires (2008-2009) : 36 milliards de dollars (- 9 %).
· Résultat opérationnel : 9,7 milliards de dollars (- 8 %).
· Activités : routeurs (17 %), commutateurs (33 %), nouveaux métiers (25 %), services (19 %), grand public (3 %).
· Employés : 66.000 personnes.
Les points forts
· Forte rentabilité (65 % de marge brute).
· Trésorerie disponible : 34 milliards de dollars.
· Expertise de l’intégration d’entreprises.
· Plus de 60 % du marché des routeurs-commutateurs Internet.
· Organisation motivante.
Les points faibles
· Process de décision ralenti.
· Surcharge de travail due aux réunions.
· N’a pas encore percé dans
le grand public.
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